Des hôpitaux français refusent, depuis quelques semaines, d’admettre les malades algériens en dépit des conventions bilatérales sur les soins de santé qui lient l’Algérie à la France depuis 1981. Le motif de ces refus ? Les impayés de la CNAS seraient de 34 millions d’euros selon la partie française, alors que seuls 430 malades ont été transférés en 2011. Le contentieux qui divise les deux parties, vieux de deux décennies, semble prendre une nouvelle tournure. En témoigne le cas très médiatisé du bébé Manil qui a dû bénéficier d’une mesure exceptionnelle pour se faire soigner en France. Qu’en est-il des milliers d’autres «Manil» pris en otages par ce contentieux ?
Combien coûte la vie d’un Algérien ? Une question que se posent, chaque mercredi, les six membres de la Commission médicale nationale (CMN) qui statuent sur les transferts des malades à l’étranger. Ils n’apprécieront certainement pas que leur mission soit posée en ces termes, mais c’est bien de cela qu’il s’agit. Mesurer, évaluer et peser le droit à la vie de chaque postulant. Ils analysent les dossiers des demandeurs malades, selon le risque vital que suppose leur maladie, son coût et les chances de guérison. Durant l’année 2011, 430 malades, triés sur le volet, ont été transférés à l’étranger, en France plus particulièrement au vu des conventions bilatérales sur les soins de santé qui lient les deux pays depuis 1981. Mais un vent de révolte souffle, ces dernières semaines, dans plusieurs villes du pays, sur la question de la prise en charge de nos malades à l’étranger. A l’origine, les transferts récurrents des dignitaires du régime, dont la presse fait souvent écho, mais aussi, l’affaire «Sauver le bébé Manil».
Une page facebook a été créée il y a deux mois, pour faire connaître la détresse d’un enfant de 8 mois atteint d’une maladie rare. SCID-X ou DICS : déficit immunitaire combiné sévère lié au chromosome X. Il s’agit d’une maladie héréditaire provoquée par la transmission d’un gène défectueux de la maman aux enfants de sexe masculin, les privant ainsi de toutes leurs capacités immunitaires. Il pourrait être sauvé par une greffe de moelle osseuse dont sa sœur, Manel, âgée de 6 ans, est le seul donneur compatible. La Commission médicale nationale a donné son «OK», il y a deux mois, pour son transfert en France. La CNAS a signé la prise en charge. Seulement, les hôpitaux français ont refusé de l’admettre pour cause d’impayés de la CNAS, qui a perdu toute crédibilité à leurs yeux. Le cas du bébé Manil a connu un heureux dénouement puisque la France lui a accordé, samedi dernier, une prise en charge pour raisons «médicales humanitaires», mais en avertissant tout de même que cette exception ne doit pas «pour autant occulter la nécessité de remédier au recouvrement des créances, qui ont atteint 34 millions d’euros en 2011, de la Caisse nationale d’assurance sociale algérienne auprès des établissements de santé français», a tenu à préciser le ministère français de la Santé dans un communiqué de presse officiel. La convention relative aux soins de santé dispensés en France aux assurés sociaux algériens, entrée en vigueur en 1981, ne tient plus, apparemment. Le contentieux entre la CNAS et les hôpitaux français, qui ne date pas d’hier, prend une nouvelle tournure. Dramatique pour les milliers d’autres «Manil» non médiatisés, qui ne peuvent être soignés en Algérie.
34 millions d’euros d’impayés pour seulement 340 malades !
«Les impayés de la CNAS deviennent trop lourds», dénoncent, depuis plusieurs semaines, des responsables d’hôpitaux français, dont ceux de Lyon et de Strasbourg. La CNAS fait la sourde oreille sur la question des impayés et les accuse, à son tour, de prendre les malades algériens en otages. Pendant ce temps, le bébé Manil – qui est loin d’être seul dans ce cas-là – risquait de mourir à tout moment. Son père, Mouloud Blidi, a préféré s’en remettre à la solidarité populaire qui, d’ailleurs, lui a permis de collecter plus de 40 000 euros pour payer sa prise en charge, soit près de 20% de la somme nécessaire. La vie de Manil coûte 270 000 euros. Elan de solidarité sur facebook, en Algérie et ailleurs, pour la payer. Maintenant que la CNAS s’est engagée à payer sa prise en charge, l’argent collecté servira à la création d’une association pour le lancement d’un centre de greffe en Algérie. Bel exemple pour un si triste combat.
Depuis, d’autres pages ont vu le jour sur facebook : «sauver Hadjira Ouazani», «sauver Dassine Tlili», «sauver le petit Ilyes», «sauver la cancéreuse de Ouargla»… Ces pages ont toutes un point commun : elles défendent la cause d’Algériens atteints de maladies rares, qui ne peuvent être soignés dans nos hôpitaux faute de moyens ou de compétences. Ils sont tous livrés à eux-mêmes et veulent, comme le bébé Manil, s’en remettre à la solidarité populaire. Une voie certes incertaine, mais la seule qui leur reste. Déjà que l’accès au fameux «OK» de la CMN a toujours été difficile à obtenir – sauf si on a un contact haut gradé capable d’un passe-droit rapide et efficace – voilà que cette question d’impayés de la CNAS vient boucher à présent toutes les issues de secours pour ces malades. Près de 40 millions d’euros de créances présentées en 2010, alors qu’elles n’étaient que d’un million en 2009, selon le Centre de liaison européen et international de la sécurité sociale (CLEISS). Une embûche qu’aucun piston ne peut désormais déjouer.
Rudes négociations
Cette histoire d’impayés remonte à loin dans le temps, mais jamais elle n’avait remis en question la convention ratifiée par la France et l’Algérie en 1981. Pourquoi le torchon ne brûle-t-il que cette année entre la CNAS et les hôpitaux français ? D’abord, parce que le montant des dettes n’a jamais atteint un tel seuil, mais aussi parce que les hôpitaux français, en cette période de crise, ne peuvent se permettre de badiner avec leurs euros. Et pourtant, une commission mixte algéro-française s’est réunie, à Alger, en juin 2010, pour trouver une voie d’apaisement à ce contentieux et l’Algérie a bien été obligée de régulariser ses comptes pour les années 2005 à 2008, en gage de bonne foi. Michel Dejagher, consul général de France à Alger, avait assisté à cette réunion. «C’est un contentieux épineux et les deux parties ont leurs avis et défendent leurs positions selon des arguments qui se tiennent», a-t-il déclaré. «Les Algériens accusent les hôpitaux français de surfacturation dans le sens où ils initient des bilans et d’autres soins tout en prolongeant les délais d’hospitalisation, mais le ministère français de la Santé se défend, selon l’argument d’une pratique rigoureuse de la médecine qui ne peut être édictée à distance. Les deux parties ne répondent pas à la même logique. Les uns invoquent la rigueur dans la pratique de la médecine, les autres défendent leurs intérêts financiers, ce qui peut être légitime», ajoute-t-il. Une rude négociation où personne n’a tort, ni raison… donc ?
«Les hôpitaux français veulent faire du chiffre»
La guerre des chiffres entre la France et l’Algérie, sur la question des transferts de malades à l’étranger, prend actuellement en otages des centaines de malades. Une réunion franco-algérienne devrait se tenir très prochainement pour régler ce contentieux, mais les négociations s’annoncent serrées. La CNAS conteste tous les montants d’impayés révélés par les institutions françaises et parle plutôt de surfacturation, en accusant les hôpitaux français de faire «un chantage ignoble». De l’avis du professeur Bougherbal, la démarche française n’est pas tout à fait honnête. «Les hôpitaux français veulent faire du chiffre, alors ils gardent les patients plus longtemps ou prennent tout leur temps avant d’opérer le malade ; ce qui implique des factures très salées», souligne-t-il. Pourquoi ne pas se tourner vers d’autres partenaires dans ce cas-là ? «Nous avons tenté plusieurs expériences, avec la Belgique, la Jordanie (pays qui a même construit un hôpital spécialement pour accueillir les Algériens, mais en vain, ndlr), la Suisse, l’Italie, la Grande-Bretagne ; mais force est de constater que la France est un partenaire inévitable de par sa proximité.» En 2010, seules 430 personnes ont été transférées pour soins à l’étranger. Même nombre cette année. Les services consulaires de France ont délivré 1000 visas en 2011 pour soins à l’étranger, pris en charge par la CNAS, la Caisse militaire et la Caisse de sécurité de Sonatrach. Près de 60% des accords de prise en charge acceptés concernent donc les militaires et les employés de Sonatrach. Un bilan qui se passe de commentaires. D’autres chiffres intéressants dans le dernier rapport du CLEISS, dont El Watan a pu se procurer une copie, révèlent le montant exact des impayés de la CNAS de 2006 à 2010 (voir encadré), mais aussi que 90 % des créances de la France en termes de sécurité sociale, durant l’année 2010, concernent l’Algérie. Elle représente 55,4% des dettes notifiées avec 85,9 millions d’euros. Mais mieux que les chiffres et les bilans froids, la réalité du terrain parle d’elle-même.
Un drame en cache toujours d’autres
Des anecdotes dramatiques, ils en ont à raconter. Les médecins algériens, quels que soient leur spécialité ou leur domaine de compétence sont nombreux à s’emporter ou s’attrister dès que la question des transferts de malades à l’étranger est évoquée. «Une de mes anciennes patientes a vendu sa maison et sa voiture pour payer ses soins en France, parce que la CNAS a refusé de la prendre en charge, alors qu’on est témoin tous les jours que des pistonnés se font transférer même pour une rage de dent», raconte un réanimateur de la capitale. Un de ses confrères l’interrompt et révèle à son tour : «Une jeune fille de 17 ans est morte deux jours après que le refus de prise en charge de la CNAS lui eut été notifié, sa mère ne fera jamais son deuil.» Un autre encore évoque l’histoire de cette fillette morte, il y a quelques mois, après que la CNAS eut refusé d’accorder une prolongation de sa durée d’hospitalisation en France.
Ces médecins, comme tant d’autres interrogés sur la question, s’offusquent des refus de la Commission qui mènent souvent au cercueil, mais ils restent tout de même catégoriques sur la nécessité d’arrêter cette politique de transferts à l’étranger pour exploiter tout cet argent «gaspillé» pour développer la médecine algérienne. «S’ils ramenaient des spécialistes de l’étranger pour soigner les pathologies qu’on ne maîtrise pas, ça coûterait moins cher et ça nous permettrait de capitaliser de la connaissance et d’initier nos médecins à de nouvelles méthodes», expliqueen s’emportant le réanimateur.
Le transfert, une solution ou un problème ?
C’est bien une remise en question de tout le système de santé qu’ils revendiquent, au-delà de cette problématique d’impayés, qui cache mal une situation chaotique à tous les niveaux. L’Algérie dépense beaucoup, mais continue d’enfoncer son système de santé dans la déliquescence. En 1985, près de 12 000 malades ont été transférés à l’étranger pour soins. De 2006 à 2010, sous l’impulsion d’une «politique» censée menée à l’arrêt définitif des transferts des malades à l’étranger, en 2009, une baisse de 60% de transferts a été notée. Seulement, aucune stratégie n’a été adoptée en amont pour améliorer la prise en charge dans le pays, au-delà des effets d’annonce. Janvier 2012, dans une logique de contradiction extrême, on hésite encore entre maintien des transferts à l’étranger ou leur suppression définitive. Au cœur de cette hésitation, une génération de sacrifiés ? Cette histoire d’impayés de la CNAS aura au moins eu le mérite de lever le voile sur une problématique sanitaire d’extrême urgence. 40 millions de créances, un litige sans précédent avec les hôpitaux français et l’incapacité de dispenser des soins à des milliers de malades. Petits calculs. Avec seulement 40 millions d’euros, l’Algérie pourrait construire deux hôpitaux et deux centres de radiothérapie qui apaiseraient les souffrances de milliers de malades.
Selon l’architecte, Halim Faïdi, un centre de radiothérapie coûterait seulement 10 millions d’euros et pourrait prendre en charge 3000 malades par an. Avec une soixantaine de centres similaires, l’Algérie pourrait traiter chaque année les 100 000 cancéreux, qu’elle compte, ce qui ne représente même pas la moitié de la facture actuelle d’importation de médicaments. Juste une question de volonté politique et de visibilité pragmatique.
Mais le ministre de la Santé, Djamel Ould Abbès, préfère envoyer les malades atteints de cancer se faire soigner en Turquie, à raison de 8000 dollars par cure. Pourquoi autant de contradictions dans la démarche de gestion du secteur de la santé ? Incompétence ? Indifférence ? Volonté de nuire ? Des questions qui laissent perplexe, autant que la fameuse boutade du défunt professeur Mahfoud Boucebsi qui s’indignait, il y a plus de vingt ans déjà, que «l’Algérie soit le seul pays qui importe des médicaments et exporte des malades».
http://www.elwatan.com/enquete/guerre-des-chiffres-entre-la-cnas-et-les-hopitaux-francais-18-01-2012-155323_119.php
Combien coûte la vie d’un Algérien ? Une question que se posent, chaque mercredi, les six membres de la Commission médicale nationale (CMN) qui statuent sur les transferts des malades à l’étranger. Ils n’apprécieront certainement pas que leur mission soit posée en ces termes, mais c’est bien de cela qu’il s’agit. Mesurer, évaluer et peser le droit à la vie de chaque postulant. Ils analysent les dossiers des demandeurs malades, selon le risque vital que suppose leur maladie, son coût et les chances de guérison. Durant l’année 2011, 430 malades, triés sur le volet, ont été transférés à l’étranger, en France plus particulièrement au vu des conventions bilatérales sur les soins de santé qui lient les deux pays depuis 1981. Mais un vent de révolte souffle, ces dernières semaines, dans plusieurs villes du pays, sur la question de la prise en charge de nos malades à l’étranger. A l’origine, les transferts récurrents des dignitaires du régime, dont la presse fait souvent écho, mais aussi, l’affaire «Sauver le bébé Manil».
Une page facebook a été créée il y a deux mois, pour faire connaître la détresse d’un enfant de 8 mois atteint d’une maladie rare. SCID-X ou DICS : déficit immunitaire combiné sévère lié au chromosome X. Il s’agit d’une maladie héréditaire provoquée par la transmission d’un gène défectueux de la maman aux enfants de sexe masculin, les privant ainsi de toutes leurs capacités immunitaires. Il pourrait être sauvé par une greffe de moelle osseuse dont sa sœur, Manel, âgée de 6 ans, est le seul donneur compatible. La Commission médicale nationale a donné son «OK», il y a deux mois, pour son transfert en France. La CNAS a signé la prise en charge. Seulement, les hôpitaux français ont refusé de l’admettre pour cause d’impayés de la CNAS, qui a perdu toute crédibilité à leurs yeux. Le cas du bébé Manil a connu un heureux dénouement puisque la France lui a accordé, samedi dernier, une prise en charge pour raisons «médicales humanitaires», mais en avertissant tout de même que cette exception ne doit pas «pour autant occulter la nécessité de remédier au recouvrement des créances, qui ont atteint 34 millions d’euros en 2011, de la Caisse nationale d’assurance sociale algérienne auprès des établissements de santé français», a tenu à préciser le ministère français de la Santé dans un communiqué de presse officiel. La convention relative aux soins de santé dispensés en France aux assurés sociaux algériens, entrée en vigueur en 1981, ne tient plus, apparemment. Le contentieux entre la CNAS et les hôpitaux français, qui ne date pas d’hier, prend une nouvelle tournure. Dramatique pour les milliers d’autres «Manil» non médiatisés, qui ne peuvent être soignés en Algérie.
34 millions d’euros d’impayés pour seulement 340 malades !
«Les impayés de la CNAS deviennent trop lourds», dénoncent, depuis plusieurs semaines, des responsables d’hôpitaux français, dont ceux de Lyon et de Strasbourg. La CNAS fait la sourde oreille sur la question des impayés et les accuse, à son tour, de prendre les malades algériens en otages. Pendant ce temps, le bébé Manil – qui est loin d’être seul dans ce cas-là – risquait de mourir à tout moment. Son père, Mouloud Blidi, a préféré s’en remettre à la solidarité populaire qui, d’ailleurs, lui a permis de collecter plus de 40 000 euros pour payer sa prise en charge, soit près de 20% de la somme nécessaire. La vie de Manil coûte 270 000 euros. Elan de solidarité sur facebook, en Algérie et ailleurs, pour la payer. Maintenant que la CNAS s’est engagée à payer sa prise en charge, l’argent collecté servira à la création d’une association pour le lancement d’un centre de greffe en Algérie. Bel exemple pour un si triste combat.
Depuis, d’autres pages ont vu le jour sur facebook : «sauver Hadjira Ouazani», «sauver Dassine Tlili», «sauver le petit Ilyes», «sauver la cancéreuse de Ouargla»… Ces pages ont toutes un point commun : elles défendent la cause d’Algériens atteints de maladies rares, qui ne peuvent être soignés dans nos hôpitaux faute de moyens ou de compétences. Ils sont tous livrés à eux-mêmes et veulent, comme le bébé Manil, s’en remettre à la solidarité populaire. Une voie certes incertaine, mais la seule qui leur reste. Déjà que l’accès au fameux «OK» de la CMN a toujours été difficile à obtenir – sauf si on a un contact haut gradé capable d’un passe-droit rapide et efficace – voilà que cette question d’impayés de la CNAS vient boucher à présent toutes les issues de secours pour ces malades. Près de 40 millions d’euros de créances présentées en 2010, alors qu’elles n’étaient que d’un million en 2009, selon le Centre de liaison européen et international de la sécurité sociale (CLEISS). Une embûche qu’aucun piston ne peut désormais déjouer.
Rudes négociations
Cette histoire d’impayés remonte à loin dans le temps, mais jamais elle n’avait remis en question la convention ratifiée par la France et l’Algérie en 1981. Pourquoi le torchon ne brûle-t-il que cette année entre la CNAS et les hôpitaux français ? D’abord, parce que le montant des dettes n’a jamais atteint un tel seuil, mais aussi parce que les hôpitaux français, en cette période de crise, ne peuvent se permettre de badiner avec leurs euros. Et pourtant, une commission mixte algéro-française s’est réunie, à Alger, en juin 2010, pour trouver une voie d’apaisement à ce contentieux et l’Algérie a bien été obligée de régulariser ses comptes pour les années 2005 à 2008, en gage de bonne foi. Michel Dejagher, consul général de France à Alger, avait assisté à cette réunion. «C’est un contentieux épineux et les deux parties ont leurs avis et défendent leurs positions selon des arguments qui se tiennent», a-t-il déclaré. «Les Algériens accusent les hôpitaux français de surfacturation dans le sens où ils initient des bilans et d’autres soins tout en prolongeant les délais d’hospitalisation, mais le ministère français de la Santé se défend, selon l’argument d’une pratique rigoureuse de la médecine qui ne peut être édictée à distance. Les deux parties ne répondent pas à la même logique. Les uns invoquent la rigueur dans la pratique de la médecine, les autres défendent leurs intérêts financiers, ce qui peut être légitime», ajoute-t-il. Une rude négociation où personne n’a tort, ni raison… donc ?
«Les hôpitaux français veulent faire du chiffre»
La guerre des chiffres entre la France et l’Algérie, sur la question des transferts de malades à l’étranger, prend actuellement en otages des centaines de malades. Une réunion franco-algérienne devrait se tenir très prochainement pour régler ce contentieux, mais les négociations s’annoncent serrées. La CNAS conteste tous les montants d’impayés révélés par les institutions françaises et parle plutôt de surfacturation, en accusant les hôpitaux français de faire «un chantage ignoble». De l’avis du professeur Bougherbal, la démarche française n’est pas tout à fait honnête. «Les hôpitaux français veulent faire du chiffre, alors ils gardent les patients plus longtemps ou prennent tout leur temps avant d’opérer le malade ; ce qui implique des factures très salées», souligne-t-il. Pourquoi ne pas se tourner vers d’autres partenaires dans ce cas-là ? «Nous avons tenté plusieurs expériences, avec la Belgique, la Jordanie (pays qui a même construit un hôpital spécialement pour accueillir les Algériens, mais en vain, ndlr), la Suisse, l’Italie, la Grande-Bretagne ; mais force est de constater que la France est un partenaire inévitable de par sa proximité.» En 2010, seules 430 personnes ont été transférées pour soins à l’étranger. Même nombre cette année. Les services consulaires de France ont délivré 1000 visas en 2011 pour soins à l’étranger, pris en charge par la CNAS, la Caisse militaire et la Caisse de sécurité de Sonatrach. Près de 60% des accords de prise en charge acceptés concernent donc les militaires et les employés de Sonatrach. Un bilan qui se passe de commentaires. D’autres chiffres intéressants dans le dernier rapport du CLEISS, dont El Watan a pu se procurer une copie, révèlent le montant exact des impayés de la CNAS de 2006 à 2010 (voir encadré), mais aussi que 90 % des créances de la France en termes de sécurité sociale, durant l’année 2010, concernent l’Algérie. Elle représente 55,4% des dettes notifiées avec 85,9 millions d’euros. Mais mieux que les chiffres et les bilans froids, la réalité du terrain parle d’elle-même.
Un drame en cache toujours d’autres
Des anecdotes dramatiques, ils en ont à raconter. Les médecins algériens, quels que soient leur spécialité ou leur domaine de compétence sont nombreux à s’emporter ou s’attrister dès que la question des transferts de malades à l’étranger est évoquée. «Une de mes anciennes patientes a vendu sa maison et sa voiture pour payer ses soins en France, parce que la CNAS a refusé de la prendre en charge, alors qu’on est témoin tous les jours que des pistonnés se font transférer même pour une rage de dent», raconte un réanimateur de la capitale. Un de ses confrères l’interrompt et révèle à son tour : «Une jeune fille de 17 ans est morte deux jours après que le refus de prise en charge de la CNAS lui eut été notifié, sa mère ne fera jamais son deuil.» Un autre encore évoque l’histoire de cette fillette morte, il y a quelques mois, après que la CNAS eut refusé d’accorder une prolongation de sa durée d’hospitalisation en France.
Ces médecins, comme tant d’autres interrogés sur la question, s’offusquent des refus de la Commission qui mènent souvent au cercueil, mais ils restent tout de même catégoriques sur la nécessité d’arrêter cette politique de transferts à l’étranger pour exploiter tout cet argent «gaspillé» pour développer la médecine algérienne. «S’ils ramenaient des spécialistes de l’étranger pour soigner les pathologies qu’on ne maîtrise pas, ça coûterait moins cher et ça nous permettrait de capitaliser de la connaissance et d’initier nos médecins à de nouvelles méthodes», expliqueen s’emportant le réanimateur.
Le transfert, une solution ou un problème ?
C’est bien une remise en question de tout le système de santé qu’ils revendiquent, au-delà de cette problématique d’impayés, qui cache mal une situation chaotique à tous les niveaux. L’Algérie dépense beaucoup, mais continue d’enfoncer son système de santé dans la déliquescence. En 1985, près de 12 000 malades ont été transférés à l’étranger pour soins. De 2006 à 2010, sous l’impulsion d’une «politique» censée menée à l’arrêt définitif des transferts des malades à l’étranger, en 2009, une baisse de 60% de transferts a été notée. Seulement, aucune stratégie n’a été adoptée en amont pour améliorer la prise en charge dans le pays, au-delà des effets d’annonce. Janvier 2012, dans une logique de contradiction extrême, on hésite encore entre maintien des transferts à l’étranger ou leur suppression définitive. Au cœur de cette hésitation, une génération de sacrifiés ? Cette histoire d’impayés de la CNAS aura au moins eu le mérite de lever le voile sur une problématique sanitaire d’extrême urgence. 40 millions de créances, un litige sans précédent avec les hôpitaux français et l’incapacité de dispenser des soins à des milliers de malades. Petits calculs. Avec seulement 40 millions d’euros, l’Algérie pourrait construire deux hôpitaux et deux centres de radiothérapie qui apaiseraient les souffrances de milliers de malades.
Selon l’architecte, Halim Faïdi, un centre de radiothérapie coûterait seulement 10 millions d’euros et pourrait prendre en charge 3000 malades par an. Avec une soixantaine de centres similaires, l’Algérie pourrait traiter chaque année les 100 000 cancéreux, qu’elle compte, ce qui ne représente même pas la moitié de la facture actuelle d’importation de médicaments. Juste une question de volonté politique et de visibilité pragmatique.
Mais le ministre de la Santé, Djamel Ould Abbès, préfère envoyer les malades atteints de cancer se faire soigner en Turquie, à raison de 8000 dollars par cure. Pourquoi autant de contradictions dans la démarche de gestion du secteur de la santé ? Incompétence ? Indifférence ? Volonté de nuire ? Des questions qui laissent perplexe, autant que la fameuse boutade du défunt professeur Mahfoud Boucebsi qui s’indignait, il y a plus de vingt ans déjà, que «l’Algérie soit le seul pays qui importe des médicaments et exporte des malades».
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